Chapitre XXII
L’objectif d’Absolue, une fois qu’ils eurent regagné la chaloupe, était de rejoindre le vaisseau-porteur le plus rapidement possible. Alors qu’ils fonçaient vers leur but, elle fut appelée à la radio pour répondre aux questions du commandant de Secteur et ce ne fut pas une grande surprise pour Dam que l’ordre de repli fût arrivé, peu après leur retour dans le vaisseau-porteur.
Ayant perdu tous ses compagnons para-ion, Dam était maintenant dans une catégorie à part, libre de tout service, de vol ou de combat. Il en profita pour se rendre au poste de navigation, d’où il put satisfaire sa curiosité quant à l’issue de la campagne de Syman. L’équipe de quart ne fit pas attention à lui ; elle était trop occupée par les manœuvres complexes pour rejoindre en toute sécurité l’orbite de repli, en restant à proximité du reste de la flotte. L’opération fut rendue encore plus hasardeuse par l’inexplicable arrivée d’un déluge de débris métalliques spatiaux venant de tous côtés, qui bloquaient complètement les systèmes automatiques d’alerte et de tir. Si les débris par eux-mêmes ne constituaient qu’un danger minime, les salves nourries de destruction des météores, parmi une aussi grande concentration de vaisseaux, ajoutaient un risque inacceptable dans une situation de pure routine, et l’ordre fut logiquement donné de se regrouper à un point de rendez-vous éloigné dans l’espace.
Absolue était également descendue au poste de navigation pour observer les suites de cette rencontre et Dam l’examina avec presque autant d’attention que les écrans montrant ce qui se passait dans l’espace. Quelque chose, dans sa discussion avec l’homme appelé Liam Liam, avait suscité sa curiosité. Il avait le sentiment bizarre que tous deux se connaissaient déjà et que l’action d’Absolue permettant à Liam de fuir n’était pas simplement une manœuvre pour assurer son propre salut.
Les écrans étaient maintenant encombrés par le déchaînement des événements et il n’était pas facile d’en suivre les détails mais Dam, par sa propre estimation d’officier spatial, pensait que, dans la confusion, le petit vaisseau de Liam Liam avait réussi à s’échapper. Si Absolue suivait les mêmes événements aussi attentivement que lui, elle n’avait pu manquer d’en venir à la même conclusion mais elle n’en montrait rien. Elle semblait plutôt attendre avec un soupçon d’appréhension ce qui pourrait venir après.
Le facteur qui fit naître dans les yeux de la jeune femme une lueur de colère mêlée de soulagement, fut l’éblouissante éruption solaire quand Syman devint nova. Alors que les écrans réagissaient en s’assombrissant, elle se leva comme si tout l’épisode avait pris fin et passa devant Dam sans paraître le remarquer. Bien qu’il fût totalement absorbé par la violence du spectacle extérieur, l’impression qu’il eut d’une volonté de détruire ne lui vint pas des écrans en fureur mais d’une soudaine interprétation de la passion qui animait Absolue. Il se rappela le groupe de commandos terriens qu’elle avait abattus au pied de l’ascenseur et comprit parfaitement pourquoi la destruction de Syman l’avait soulagée. Absolue avait permis à Liam Liam et à tout un commando para-ion de s’enfuir, et l’anéantissement de Syman supprimait toute preuve de cela et du massacre des soldats sous forme moléculaire. L’idée n’était encore jamais venue à Dam que son sort aussi avait dépendu de la destruction de Syman. Cependant, il ne comprenait pas très bien pourquoi l’événement l’avait mise en colère.
Sans commando para-ion, le petit vaisseau-paraformateur restant dans son sas ne servait à rien et le vaisseau-porteur présenterait un risque pour le reste de la flotte quelle que soit l’action qu’elle devrait entreprendre maintenant. Dès son arrivée au point de rendez-vous, il fut renvoyé vers Terra et, cette fois, on ne lui adjoignit pas le croiseur d’escorte. Absolue dut, par conséquent, rester à bord du vaisseau-porteur, contrairement au voyage d’aller.
Cherchant à creuser plus profondément l’énigme du rôle d’Absolue sur Syman, Dam s’appliqua à l’étudier autant qu’il le pouvait, à tenter de savoir à tout instant où elle se trouvait. Son but n’était pas très clair pour lui ; il lui semblait simplement qu’il y avait une quantité de questions sans réponses dont elle détenait apparemment la clef ; il espérait que, par des paroles, des gestes ou par implication, une nouvelle petite pièce du puzzle se mettrait en place.
Malgré la vigilance de Dam, les réponses vinrent en fait d’une manière inattendue et potentiellement dangereuse, au milieu d’une de ces situations où il se méprenait sur les intentions d’Absolue. Profitant de ses loisirs, il avait entrepris d’étudier à fond le second vaisseau-paraformateur dans le sas, pour se familiariser si totalement avec les mécanismes qu’il pourrait en construire un pour le Noyau si jamais l’occasion s’en présentait. La théorie de la paraformation était nette dans son esprit, mais il ignorait beaucoup des détails de fonctionnement essentiels. A cette fin, il s’était glissé à plat ventre dans un espace étroit, au-dessus des serpentins de cuivre de l’appareil de paraformation pour examiner le détail de certains circuits. Alors qu’il rampait sur la surface inégale, cependant, Absolue entra à l’improviste par le sas et, sans s’apercevoir de la présence de Dam, elle se dirigea vers l’armoire où il avait pris le boîtier de commande.
Figé, retenant sa respiration, espérant que ses battements de cœur ne seraient pas aussi audibles pour elle que pour lui, Dam attendit, mal à l’aise et anxieux. Sa position était pénible et, en essayant d’en changer, il recula légèrement, et ce fut alors que l’accident se produisit. Le bottier de commande volé, dans la poche de sa combinaison, fut délogé par un coude du serpentin sur lequel il était allongé et tomba bruyamment sur le pont.
Il ne put savoir si elle avait vraiment vu tomber l’objet mais elle le ramassa vivement, jeta un coup d’œil soucieux vers l’armoire où il avait été pris et se retourna le fulgurant au poing.
« Sortez, qui que vous soyez ! Sinon je vous brûle où vous êtes ! »
A sa position, il était visible qu’elle avait parfaitement deviné où se trouvait Dam.
« Ne tirez pas, Absolue ! Je descends !
— Amant ! »
Le soulagement, dans sa voix, fut aussi surprenant qu’il était vif et le pistolet s’abaissa.
« Sors de là ! »
Dam se contorsionna pour sortir du haut du serpentin et sauta à terre.
« Absolue, je…
— Tu ferais bien de garder ça, Amant, dit-elle et, d’un mouvement preste, elle lui rendit le boîtier de commande. Au train où vont les choses, nous aurons besoin de tous les avantages que nous pourrons rassembler. »
Il la soupçonna de le tourmenter mais il n’y avait pas la moindre moquerie dans son expression.
« Nous ? Vous voulez dire… ?
— Je veux dire que le temps presse, pour nous deux. Le commandant de Secteur ne peut pas prouver ce qui s’est passé sur Syman, mais il a de gros soupçons. Heureusement, il connaît mal le processus de paraformation, il n’est pas au courant des boîtiers de commande par ondes. Je suis aux arrêts jusqu’à notre arrivée sur Terra, et tu seras détenu comme témoin. Connaissant leurs méthodes d’interrogatoire, il ne nous reste qu’une solution.
— Laquelle ?
— L’évasion. A l’instant même où ce vaisseau entrera en contact avec quoi que ce soit, n’importe où, nous adopterons la forme para-ion et nous tenterons de fuir en combattant. Mieux vaut mourir debout que de passer à la question. »
Dans une cascade vertigineuse, les pièces du puzzle s’assemblèrent dans l’esprit de Dam, ouvrant des perspectives plus fascinantes que tout ce qu’il avait osé espérer. Il commença à envisager l’idée folle qu’Absolue était du Noyau, ce qui expliquait soudain pourquoi seuls des coloniaux avaient pu survivre à son entrainement, pourquoi elle avait reproché à Liam Liam d’avoir joué sa carte trop tôt et au mauvais endroit. Il ne put retenir la question :
« Vous êtes une coloniale aussi ?
— De Castalia, comme toi. Pourquoi crois-tu qu’on t’a envoyé pour m’aider, sans ça ?
— Envoyé… »
Dam tenta de voir clair dans l’enchevêtrement des circonstances qui l’avaient placé dans cette situation… et resta dans une totale confusion.
« Tu as été soigneusement sélectionné pour cette mission, Amant. Presque élevé pour ça, j’ose dire. Je suppose que mon père n’a pas perdu la main, pour juger les hommes.
— Votre père ?
— Le sénateur Anrouse. Tu le connais ?
— Je ne l’ai vu qu’une fois, mais on m’a dit qu’il a eu une grande influence sur ma carrière.
— Le vieux renard assis en coulisse, qui tire les ficelles. C’est un homme tout dévoué à la cause.
— Il doit l’être, pour permettre à sa fille de faire ce que vous avez fait ! »
Ils entendirent soudain s’ouvrir la porte du sas et des pas lourds descendirent par les passerelles sur la rampe du paraformateur. Absolue regarda éperdument autour d’elle.
« Ils ont déjà trop de soupçons. Ils ne doivent pas me trouver ici. »
Elle cherchait où se cacher mais il n’y avait rien, à part le dessus des serpentins du paraformateur et elle n’avait plus le temps de se glisser dans l’étroit espace d’où avait émergé Dam. Il prit une brusque décision.
« Si nous ne pouvons cacher où vous êtes, au moins nous pouvons déguiser pourquoi.
— Comment… ? »
Pour toute réponse, il l’enlaça pour une longue étreinte passionnée à laquelle, après son premier sursaut d’étonnement, elle s’abandonna avec un enthousiasme pas entièrement inspiré par l’urgence de la situation. Derrière Dam, la porte du sas s’ouvrit ; les pas entrèrent, hésitèrent puis reculèrent, plus légers comme si le marcheur était amusé. Dam sentait de nouveau sous ses mains la légère texture de mailles métalliques sous la peau nue d’Absolue, mais cette fois, cela avait un piquant qui rehaussait son intérêt au lieu de lui répugner. Ils étaient manifestement deux êtres de la même espèce, il y avait entre eux un lien plus étroit que ne pourraient jamais connaître la plupart des couples. Un long moment passa avant que cesse finalement cette communion.
« Qui est entré ? demanda enfin Dam.
— Dug Rette, l’officier de sécurité du bord. C’est lui qui est chargé de me remettre aux autorités sur Terra.
— L’avons-nous abusé ?
— Nous n’abusions personne, Amant ! Ce n’était pas une comédie. Quand j’ai choisi ton surnom, j’étais plus astucieuse que je ne le croyais.
— A propos de surnom, quel est ton vrai nom, Absolue ?
— Tu ne vas pas me croire, mais je m’appelle Absolue Anrouse, c’est mon nom de baptême. »
Elle reboutonna sa tunique et se détourna, avec un nouveau but, pour aller à l’armoire où étaient rangés les boîtiers de commande. Elle en prit un, l’examina et secoua la tête d’un air alarmé.
« Qu’y a-t-il ? » demanda Dam.
Elle lui montra un détail de l’instrument, trop petit pour qu’il puisse le discerner de loin, puis elle appuya sur un bouton et attendit que le voyant s’allume. Rien. Inquiète, elle manœuvra la commande de paraformation elle-même et attendit en retenant sa respiration. La transformation à l’état para-ion espérée ne se produisit pas. De plus en plus anxieuse, elle rejeta le boîtier dans l’armoire et en prit un autre, puis un autre mais aucun ne marchait.
« Les salauds ! gronda-t-elle. Ils nous ont devancés. Ils ont tout saboté.
— Le mien marche encore, dit Dam. Du moins, il marchait.
— Quand l’as-tu pris ?
— Bien avant que nous descendions sur Syman.
— Alors c’est ça ! Les boîtiers de commande que nous avons utilisés sur Syman et tous ceux qui étaient en réserve ont été sabotés depuis.
— Il ne peut pas nous servir pour tous deux ?
— Pas à moins d’un recâblage très important. Ils sont spécifiquement accordés sur les implants modulateurs.
— Ça signifie que nous ne pourrons pas sortir en nous battant ?
— Je ne pourrai pas. Toi, tu le dois. Il faut à toute force que tu t’évades comme tu pourras.
— Même si je dois t’abandonner ?
— Si je ne peux pas m’évader Amant, il ne nous servira à rien que tu restes avec moi. Il faut que tu essayes de rejoindre Liam Liam et que tu réussisses. Montre-lui ce que sera probablement la prochaine phase de la guerre para-ion, parce que ses anciennes tactiques n’auront pas plus de chances qu’une boule de neige en enfer. Tu portes sous ta peau l’avenir du Noyau. A n’importe quel prix, tu dois retourner vivant dans le Noyau.
— Je ne vois pas pourquoi nous ne sommes pas partis avec Liam Liam quand nous l’avons rencontré sur Syman.
— Il n’y avait pas moyen. Si nous n’avions pas été là pour abattre ces commandos dans le puits, Liam lui-même n’aurait pas pu s’échapper. Nous avons tous contribué plus ou moins à l’éruption de cette nova. C’est ce genre de guerre horrible. »